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Isabeau de Rouffignac

Des saris pour mémoire

Lorsqu’on lance une recherche sur son ordinateur et que l’on tape le nom « Bhopal », on voit s’afficher instantanément les mots « drame », « accident chimique », « l’impossible décontamination », « catastrophe industrielle »... Cette ville indienne n’existe plus au yeux du monde qu’à travers le drame qui survint dans la nuit du 3 décembre1984, lorsqu’une explosion dans une usine produisant des pesticides, filiale de la firme américaine Union Carbide, répandit sur la ville quarante tonnes de gaz toxique mortel. La « ville des lacs » s’est éclipsée. Le nom de « Bhopal », comme celui de « Hiroshima », n’évoque plus que des images de souffrance à grande échelle qui nous reviennent à la mémoire, des images de corps inertes, de peaux en lambeaux.

Le visage de Bhopal, que nous livre Isabeau de Rouffignac, c’est celui de ces femmes qui, à sa demande et un peu plus de trente ans plus tard, ont accepté précisément que « Bhopal leur colle encore un peu plus à la peau » en revêtant des saris sur lesquels sont imprimées des images de l’usine, des terrains pollués, des enfants malades, parfois des articles de presse parus lors du drame. Linceuls, affiches vivantes, et même objets de coquetterie : c’est tout cela à la fois qui s’offre au spectateur en un seul geste. Qu’elles portent ces saris avec une fierté revendicative, une modestie qui n’exclut pas la détermination, et pourquoi pas parfois, une certaine coquetterie, toutes sont dignes et belles, toutes laissent entendre, avec pudeur, les souffrances endurées, l’énergie pour survivre. Derrière elles, en fond, comme issues d’une nuit sans fin, des vues de l’usine, des quartiers pauvres qui la bordent, des corps dans les cliniques où l’on continue de les soigner, quand c’est encore possible. On pourrait s’étonner de l’absence des hommes... C’est que, pour une fois, ce sont des femmes qui représentent le genre humain.

Jusqu’à présent, Isabeau de Rouffignac privilégiait la saisie de l’instant fugitif, le flou, la plongée dans le mouvement de la vie. Si elle a recours ici à la mise en scène et aux artefacts, c’est que le sujet, son rapport aux victimes fait d’empathie et de distance respectueuse, lui ont dicté cette forme. Mais elle reste fidèle aux préoccupations qui sous-tendent l’ensemble de son travail centré sur la mémoire, celle des grandes tragédies comme celle des événements minuscules et des vies menacées.

À Bhopal, chaque année, le 3 décembre, des milliers d’habitants manifestent et brûlent des mannequins qui représentent les responsables de la firme Union Carbide. Pendant ce temps, l’ancienne usine est toujours à l’abandon et ses déchets toxiques continuent de s’infiltrer dans le sous-sol et les rivières.


Jean-Christian Fleury