Très connue dans son pays, l’œuvre de Misuzu Kaneko est à peu près ignorée en Europe. C’est après avoir découvert par hasard son poème La Boue, puis après avoir lu l’histoire dramatique de sa vie que Jacqueline Salmon a éprouvé le besoin de partir sur ses traces, au sud-ouest du Japon. Retrouver l’univers poétique d’un écrivain, comprendre l’énigme d’une vie en s’immergeant dans les lieux, en côtoyant le milieu où il a vécu est une entreprise incertaine et souvent insatisfaisante tant la création d’un artiste s’affranchit des contraintes de la réalité biographique.
Aussi, Jacqueline Salmon ne met pas en jeu la fonction illustrative de la photographie : cette poésie faite d’images n’appelle aucune image supplémentaire. Il s’agit non de donner à voir les sujets des poèmes mais de retrouver l’essence d’un monde, l’identité d’un regard, de saisir au vol des détails, des instants qui renvoient à l’univers intérieur de Misuzu Kaneko, de susciter une émotion, un questionnement comparables à ceux que procurent la lecture de ses poèmes. Il s’agit en définitive, de faire œuvre sur œuvre.
Depuis les années 1920, dans cette Préfecture de Yamaguchi, tout semble inchangé : le cycle des saisons sur les jardins potagers, les recoins ombreux des maisons où sommeillent les objets du quotidien, la campagne, les temples, les ruelles, les quais du port de Senzaki, la mer changeante et les galets du rivage. Et paradoxalement, tout dit l’impermanence des choses, le Mujô, ce temps éphémère du Japon. Tout semble nous renvoyer aux questions enfantines et profondes posées avec urgence dans les poèmes de Misuzu Kaneko : Pourquoi le ciel est-il bleu ? Qu’y a-t-il dans un battement de paupière ? Jusqu’où ira résonner la cloche sur la surface de la mer ?
Telle une ombre familière, presque apaisante, la mort est omniprésente sous ce « soleil déjà oblique ». A vingt-sept ans, alors que la maladie s’acharnait sur son corps, qu’on lui enlevait son enfant, qu’on l’empêchait d’écrire, Misuzu Kaneko choisit de se donner la mort, laissant en évidence auprès d’elle le ticket du photographe chez qui elle venait de faire faire son portrait. Par ce geste, elle investissait une photographie d’une ultime et muette protestation. Celle-ci appelait une réponse. Voici qu’en retour, d’autres photographies lui font écho et lui redonnent vie.
Jean-Christian Fleury