4 / 8

  • Photo Julie Agnell

    Photo Julie Agnell

Juliette Agnel

Les portes de glace

Durant plusieurs années, Juliette Agnel a parcouru les routes du monde, appareil photo en main, poussée par son goût pour les voyages et son désir de documenter ses découvertes. Et puis les paysages qu’elle photographiait se sont trouvés de plus en plus habités par ses rêves, jusqu’à acquérir une dimension cosmique, une existence incertaine entre réalité et fiction. Juliette Agnel travaille dans et avec la durée. Par une lente maturation, qui lui permet de prendre ses distances avec le réel, elle fait émerger les images qu’elle porte en elle.

Au cours d’un périple dans le Grand Nord, elle s’est trouvée confrontée à la présence colossale et irréelle des Icebergs du Groenland. La vision qu’elle en restitue dans ses tirages tout aussi monumentaux, évoque des murailles jaillies de la mer qui semblent défendre et dissimuler une cité inconnue, un royaume secret dont l’origine se situe dans les lectures d’enfance de l’auteur : les livres de Jules Verne, les récits de l’explorateur Paul-Emile Victor, ceux du commandant Charcot à bord du « Pourquoi pas »?
Seules quelques failles dans la muraille paraissent donner accès à ce monde mystérieux. Des portes que Juliette Agnel se garde bien de franchir. Pour passer d’un monde à l’autre, elle ne nous convie pas à défier héroïquement le seuil de l’inconnu, C’est dans l’immobilité de la contemplation que s’opère le passage : par la plongée du paysage dans la nuit, par l’inversion positif/négatif et les ruptures logiques qu’elle provoque. Et cette mutation est réversible puisque nous pouvons à loisir passer du positif au négatif et inversement. Devant nos yeux s’opère une transmutation de la matière : la glace devient roche, la caverne devient source lumineuse, la mer et le ciel fusionnent en un même élément. L’accès à cet autre monde se fait à ce prix : renoncer à la certitude de ce que nous voyons, à celle de la nature unique de chaque chose.
A cette précarité s’en superpose une autre, nouvelle et qui hante nos consciences : celle d’un monde naturel désormais fragilisé. Nous savons que ces murailles de glace orgueilleuses risquent de disparaître sous l’effet du réchauffement climatique. La cité mystérieuse qui nous fait rêver est peut-être vouée à la liquéfaction. Dès lors, nous voici amenés à porter sur ces colosses un autre regard, à instaurer avec eux une autre relation, avant que les portes de glace ne soient plus qu’une fiction qui, cette fois, ne sera plus réversible.

Jean-Christian Fleury