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Marc Riboud

Regards croisés


Sans chercher à rendre compte de l’histoire, Marc Riboud s’est imposé comme l’un des grands témoins des changements du monde au cours de ces soixante dernières années. Paradoxale destinée d’un photographe qui s’est toujours tenu à ce principe : « Le plus important est ce que je décrypte à la volée quand je suis immergé dans l’acte de voir… Pas l’idée politique ni le raisonnement sur l’analyse de la situation. » Instinct de l’instant et compas dans l’œil, empathie et jouissance de la géométrie sont les deux principes sur lesquels il s’est appuyé pour parcourir les continents et poursuivre son œuvre. « C’est un regard », dit-on – un peu paresseusement – pour définir ce type de photographe. Soit. C’est donc autour de l’œil, le sien mais aussi celui de ses modèles, que sont rassemblées ces images cueillies à travers la production abondante d’un voyageur insatiable, et qui, bien sûr, ne sauraient la résumer.
Le regard est ici affaire d’échange, jeu de renvoi par lequel la personne photographiée traduit la nature de la relation éphémère qui se noue dans l’instant avec l’opérateur et, par-delà, avec les futurs spectateurs de l’image. Regard qui prend à témoin, qui espère, supplie ou réprouve. Regard oppressant de ces figures d’un pouvoir absolu et omniprésent que l’on retrouve dans un portrait de Mao dominant un tribunal en Chine ou dans celui de l’ayatollah Khomeini affiché dans une rue de Téhéran. Échange de regards, invisibles cette fois, et qui  constituent pourtant l’enjeu principal de la célèbre photographie de « la jeune fille à la fleur » prise lors d’une manifestation contre la guerre au Viêt Nam.  La manifestante semble interpeller le soldat hors champ qui lui fait face et qu’il s’agit d’émouvoir et, si possible, de convaincre. De son regard à lui, on ne saura jamais rien.
Il est un autre type de regard que Marc Riboud se plaisait à surprendre de manière récurrente : celui en suspens du sujet qui, dans un moment d’absence au monde, se retire en lui-même et s’abandonne, offrande au photographe. Sur quel point de doctrine s’interroge ce garde rouge perdu dans ses pensées ? À quels exploits rêve ce jeune combattant pakistanais qui contemple le monde à travers le barillet de son revolver ? À quoi songe cet homme, seul au milieu d’une foule à Liverpool ou cette femme chinoise croisée dans un train ?
Prenant malicieusement le contre-pied de ce qu’on attendrait d’une « bonne photographie », Marc Riboud n’hésitait pas à saisir un sujet de dos ou à conserver le portrait d’un homme qui se cache derrière sa main. Le refus du regard est aussi un échange, une réponse radicale à la violence, réelle ou supposée, de l’acte photographique.
Imprimé sur des affiches, l’œil surgit parfois dans le paysage urbain, sans expression, voire même sans visage. Il est l’organe emblématique du photographe. Œil autonome, apte à repérer instantanément dans le spectacle du réel les combinatoires de formes et de motifs qui signeront les images. Faut-il voir dans ces yeux géants un hommage de l’auteur à cet œil qui lui a permis tant de rencontres et d’échanges muets ? Un salut de connivence ?, de gratitude ?
Jean-Christian Fleury