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Flore

Lointains souvenirs

Flore est partie sur les traces d’une Indochine qui n’existe plus. Au cours d’un lent parcours dans le sud de l’actuel Vietnam et du Cambodge, entre décembre 2015 et février 2016, elle a longé les rives du Mékong et les rizières pour retrouver les lieux où demeurèrent ses grands-parents et où Marguerite Duras, à la même époque, passa sa jeunesse. Habitée par les récits des premiers entendus dans son enfance et par l’œuvre de l’écrivain, Flore compose un carnet de voyage dans lequel se succèdent des paysages que se disputent l’eau et la poussière, des vues d’intérieurs imprégnés d’une présence invisible, des villas coloniales dont on ne sait si elles sont encore habitées. Un monde silencieux, languissant et déserté, dont le seul habitant rescapé semble être une petite fille aperçue de dos, alors qu’elle regardait couler le fleuve sans limites. Est-ce à travers ses yeux que tout ce monde est perçu ? Monde perdu/retrouvé le temps d’un déclic.
Voilà, bien sûr, une recherche du temps perdu, mais comme la photographie sait le faire, en se plongeant au cœur de la réalité présente. Ces photos-souvenirs ne sont pas faites pour conserver la mémoire d’un moment. Ce sont des images mentales. Elles sont fragiles, fugitives, prêtes, telles des reflets sur l’eau, à se troubler, à s’évanouir au moindre surgissement du présent dont elles sont issues. L’irradiation de la lumière, la dilution des formes, les bords altérés de l’image, tout cela concourt à un rendu irréel les choses, comme si la poussière du temps – à moins que ce ne soit celle de l’oubli au travail – s’était déjà déposée sur elles. Cette mise à distance du sujet pourrait n’être qu’un artifice plastique, une coquetterie passéiste. Elle nous renvoie ici au fonctionnement affectif de la mémoire, à sa capacité de sublimer la banalité, de donner aux objets, aux lieux les plus familiers un pouvoir d’émotion aussi déraisonnable qu’irrépressible. Et ceci d’autant plus que la mémoire dont il s’agit ici est un énième ricochet dans la succession des transmissions : Flore n’a pas plus connu l’Indochine de Duras que celle de ses grands-parents. Pas plus qu’elle n’avait connu le Maroc, l’Égypte ou la Turquie inspirée de la tradition orientaliste qu’elle proposait dans Une femme française en Orient, sa série précédente.
Ce que nous restitue ces Lointains souvenirs, c’est l’ultime avatar d’une réalité passée par le filtre des mémoires successives, individuelles et collectives : celle de grands-parents de la photographe puis de leur petite-fille, celle de l’écrivain et de son œuvre, celle d’une imagerie coloniale et d’une tradition littéraire. Cette sensation d’éloignement et de perte que laissent ces photographies, c’est bien celle d’un original désormais inaccessible.

Jean-Christian Fleury